jeudi 29 mars 2007

A quoi tu penses ?

Aux recettes. Aux recettes à venir aux recettes cherchées aux recettes trouvées à celles que je vais faire et à celles que je vais partager à celles que je vais tenter et rater à celles que je vais passer à côté aux recettes appliquées aux recettes toutes prêtes aux recettes il n’y en a pas une pareil il y en a donc une infinité l’infinitude de la recette donne le tournis combinaisons infinies au symbole fatigué ∞ ce huit couché et rebondi aux recettes d’un couple épanoui aux recettes sociales on s’ennuie aux recettes à la fin des magazines à découper avec les petits ciseaux dessinés au cas où on n’aurait pas bien compris aux recettes allégées aux recettes alourdies aux recettes du bonheur de la pâte à tarte de la dinde farcie de la jeunesse sauve de la bonne santé c’est le principal aux recettes ridicules où un et un font deux alors que si on réfléchit un œuf et un œuf font une omelette et pas deux œufs aux recettes compliquées que maman a essayé le dos en compote on n’a pas trop aimé aux recettes fatiguées personne ne fait plus la poule au pot aux recettes gourmandes on en reprend un peu beaucoup à la folie aux recettes mon amour que je ferai pour toi aux recettes du futur celles que j’inventerai aux recettes d’une vie quand elle a trouvé son but aux recettes mortes de n’avoir pas pu comme chantait Brel aux recettes de ceux qui pensent y arriver avec de simples recettes sans savoir que sans magie sans talent on finit par manger une bouillie insipide et empoisonnée car sans passion sans raison on ne dépasse jamais le niveau d’une saucisse Herta ou d’un caprice des dieux non désolée aux recettes qui demanderont génie sans quoi rien aux recettes qui exigeront l’ingrédient élu et pas un autre aux recettes qui tomberont dans mon porte-monnaie et qui me serviront à faire d’autres recettes à toutes celles qui ne m’ont pas encore rencontrée à toutes celles que je n’ai pas encore essayées aux recettes qui donnent envie de vieillir pour pouvoir en faire d’autres sans jamais s’arrêter.

lundi 26 mars 2007

On devrait

Ce n’est peut-être qu’une histoire de déprime légère à l’approche du printemps. N’est-ce pas Jean-Pierre. Moi aussi cette période me déconcerte. On ne devrait pas. On devrait se réjouir des fleurs qui fleurissent et qui annoncent les fruits. On devrait acclamer les légumes ressurgis au fond des potagers. On devrait s’attendrir sur les petites abeilles qui assurent le relais. On devrait s’épanouir sous les rayons du soleil qui font rosir les tomates. On devrait jubiler devant les champs de blé mais aussi de colza la couleur est jolie. On devrait applaudir le retour d’une nature réveillée. Mais non. Pas envie. Ce n’est pas que l’hiver on aime ça. Mais le printemps annonce la renaissance il va falloir naître de nouveau et c’est une horrible souffrance de renaître. Ça veut dire tout recommencer. Ça veut dire déplier ses ailes sortir du cocon prendre une bouffée d’air puis hurler de douleur. C’est ça renaître. Voyez l’énergie du bourgeon à accoucher du fruit. Multipliez par des centaines de milliards de millions mais quelle terrible folie que d’éclore à nouveau. Chaque année c’est pareil ça me fatigue d’avance. Et puis j’angoisse vais-je y parvenir. Et si cette fois ce n’était pas possible. Et si cette fois je n’y arrivais pas. N’angoissez plus Jean-Pierre je suis là. Je vais essayer de vous faire rire. Et vous verrez une fois l’été entamé vous retrouverez le sourire.

Panique

J’ai mal dormi Jean-Pierre. J’angoisse. Aucune nouvelles de Nicolas. J’ai peur pour vous. J’ai peur que vous disparaissiez. Moment de panique incontrôlable. Si je vous perds non seulement ça compromet mon nouveau poste mais en plus je perds une boussole. Mon guide ma foi mon panneau de direction petite va par là suis-moi pose tes pieds où je laisse mes traces apprends puis enseigne cuisine et déguste goûte et découvre goûte et affine goûte et partage. Si je vous perds je perds ma raison de cuisinière. Et peu à peu viendront ma raison de mère puis ma raison de femme où irai-je donc sans ma farine et mon petit pot de beurre ma bobinette cherra. Que ferai-je des jolis instruments qu’on double à la maison. A quoi me serviront ces recettes mises de côté. Je ne pourrais plus faire un plat sans me mettre à pleurer. L’eau salée c’est bon pour l’eau des nouilles. En nouille je finirai. Je le sais que vous n’êtes pas éternel tout comme la neige des œufs de mon enfance quand Jacqueline nous faisait notre dessert préféré. Œufs à la neige. Ma madeleine à moi. Je le sais que vous ne durerez pas toute ma vie. Mais ne partez pas. Pas tout de suite. Pas maintenant.

dimanche 25 mars 2007

La reine du carré d’agneau

C’est moi. C’est mon mec qui le dit. Et il trouve que je fais la purée vite comme personne. Il fait des hum et des miam à chacune de ses bouchées. Il se régale en vrai. Ça te sonne ça t’en bouche un coin hein Nicolas. T’en restes baba je le vois je le sens. Mais trêves de compétition que tu as perdu d’avance tu ne fais pas le poids, je suis inquiète. Pour le patron. Je ne l’ai pas trouvé dans son assiette samedi midi. Dans les caves coopératives. Absolument pas concentré. Il bafouillait. On l’imaginait faire des ronds de mains agacées. Peut-être est-ce l’humidité les caves c’est pas très sains faut la santé c’est un coup à attraper la crève surtout si en sortant il se trouve un brin de vent pour vous cueillir. Peut-être n’avait-il pas préparé l’émission quelle blague impossible. Peut-être que le sujet ne le passionnait pas mais ne pas être passionné par le vin j’ai jamais vu ça. Je suis inquiète je pense qu’il a un coup de mou un trou d’air pas le moral début de déprime c’est peut-être la campagne ça lui manque ou au contraire la ville j’en sais rien moi je ne le connais pas assez et franchement je n'ai pas envie d'une intimité le boulot c'est le boulot on mélange pas les genres mais toi Nicolas qui fayote tu peux pas essayer de glaner du côté de ses humeurs et trouver les raisons de son apathie ? Trop d’apathie tue l’appétit et je serais malade s’il devait ne plus non j’ose pas l’écrire. Nicolas je compte sur toi.

vendredi 23 mars 2007

Jalouse

Je vais être un peu brutale Jean-Pierre mais je veux que tout soit clair entre nous. J’aimerais connaître la nature de vos rapports avec Nicolas. Oh faites pas semblant de ne pas savoir de quel Nicolas je parle il n’y en a qu’un. Non pas le candidat ça je m’en fous. Quoiqu’un jour on finira peut-être par parler politique tous les deux encore que je n’ai jamais remarqué que le sujet avait un quelconque intérêt à vos yeux. Non Nicolas le Nicolas du sept-neuf-trente. Nicolas D. Celui qui vous invite à l’antenne pour parler de la meilleure façon de braiser, à 7h53 le vendredi. D’ailleurs de quoi avez-vous parlé ce matin ? De saucisses. Et que ça comparait le diamètre et la longueur. Les différentes formes et fantaisies. Vous croyez que je ne vois pas son petit jeu à Nicolas ? De feindre de ne rien savoir et d’une voix langoureuse mais dites-moi Jean-Pierre avec l’accent sur le pierre comment voulez-vous farcir une poule avec une saucisse c’est trop dur la saucisse. Imbécile. Le patron parlait de chair à saucisse. C’était évident. Mais j’ai bien entendu chef que ça vous agaçait. Qu’à force d’ingénuité forcée vous alliez finir par le prendre en grippe. Que de cuisiner la formule de politesse à tout va la cocotte lèche- bottes finira par exploser. Vous aussi vous commencez à comprendre son petit jeu. Vous aussi vous le voyez venir avec ses gros sabots : et bien oui dites-le qu’il veut me souffler le job. Me prendre mon futur boulot. Mais je ne le laisserai pas faire. Je vais me battre. Parce que ça sera lui ou moi. Et s’il faut déballer mes connaissances en saucisses, et bien soit, je le ferai. Pourtant ce n’est pas mon genre de me la jouer. Mais je vais lutter. Et d’ailleurs Nicolas, la saucisse de Montbéliard, tu la connais ? Cuite à l’étouffé avec des lentilles tu savais ? Eh bien non eh bah voilà qu’est-ce que je disais : crétin. Laisse tomber Nicolas tu n’as plus aucune chance maintenant que tu es démasqué.

jeudi 22 mars 2007

Les pieds dans le plat

Prophétisons, poétisons, philosophons. Soit. Mais aussi : faisons de l’audience. Parce que je ne voudrais pas dire mais c’est désert ici. Pas de commentaires. Aucun rien. Vous encore Jean-Pierre, je comprends, la pudeur vous oblige à vous effacer, à lire en retrait en souriant bon enfant à me voir grandir sous votre aile. Vous craignez me voler la vedette. Vous restez attentivement jusqu’à très tard dans la nuit avec sur le nez vos jolies loupes assorties vous attendez patiemment mes nouvelles inventions mes nouvelles recettes jusqu’au jour où. Vous craquerez. Vous m’appellerez un peu confus voilà des années que je vous suis jour et nuit des années à écouter votre longue chanson votre poème infini votre ode rose et vos vers verts je n’en puis plus venez à l’antenne ah ça non jamais. Pas d’antenne mais des enquêtes. Même pas une petite chronique de rien du tout ? Mais non voyons Jean-Pierre j’ai dit non au départ vous vous souvenez pas ? Un simple bonjour alors. Non. Non. Non. Enfin on verra mais pas tout de suite pas maintenant je suis trop jeune pas assez mûre pas assez prête encore trop bête on en reparlera. De l’audience. Faire de la radio c’est aussi mesurer l’audience, en prendre compte tout en comptant. C’est comme envisager un rôti ou un gratin dauphinois sans prendre conscience de l’importance du four. De la température. J’entends des pff de ceux qui soupirent au fond mais vous vous fourvoyez si vous négligez le thermostat c’est fondamental la chaleur d’un four. Essayez de faire un bon gratin dauphinois dans un four à 240. N’importe quoi. 140 maximum pendant 70 minutes minimum. L’audience. Il faut créer l’appétit. L’appétit vient en mangeant. Donc en lisant. Donc je dois écrire. Pas beaucoup mais régulièrement. Trois repas dans la journée. Trois textes dans la semaine. Ou quatre. Un qui serait une sorte de goûter. Un quatre heures autour d’un thé ou d’un chocolat chaud ou d’une bière fraîche tout dépendra de la saison. Trois textes hebdomadaires pour le pain quotidien trouver les ingrédients frais. Faire le marché. Ne pas manquer les immanquables les qui font plaisir aux plus grands. Un texte sur la braise. La braise à ma façon. Ça ça va plaire ça ça va faire de l’audience. Un texte sur le vin j’en ai pas encore parlé. Allez dans le vif du sujet. Sexe alcool et brocoli. Mais oui vas-y ne tourne plus autour du pot c’est dans les vieux pots justement qu’on fait les meilleures soupes ma maman me l’a toujours dit. Dis oui maman au moins tu pourrais m’encourager. Un commentaire de ma mère ça l’impressionnerait le patron. N’en fais pas trop juste ce qu’il faut comme tu sais faire. Du genre vas-y continue ma chérie. Non ça c’est pas terrible. Du style ah la la elle a un grain mais on l’aime bien. Au village. Nan on ne te croirait pas. Bon écris ce que tu veux. Et moi je commence maintenant voilà ça y est j’y suis je mets le pied dans le plat le prochain sujet sera : j’ose pas. Sera : plouf plouf. Sera donc : eh bien vous verrez. Na.

lundi 19 mars 2007

La prophétie

Je regarde tourner depuis un moment le mot prophétie. Oui chez moi les mots tournent dans ma tête comme des oiseaux noirs, des corneilles ou des corbeaux qui planent inquiétants ou tranquilles selon le temps. Prophétie. C’est un joli mot. Ce tie qui se prononce scie est en soi admirable. Mais au-delà de la forme, le sens du mot me captive. C’est un mot avec de grandes ailes qui fait de l’ombre aux rayons du soleil. Prophétie. Le prophète. Le doigt de Dieu, d’un dieu, de Lui. Son doigt à Lui. Quand je pense prophète je pense à une sorte de mission impossible – oui le feuilleton – avec un homme en tunique blanche submergé de lumière et une voix sépulcrale qui surgit de derrière les nuages pour tonner : votre mission si vous l’acceptez … et là cochez la case qui vous sied. De répandre la bonne parole. Attention c’est la mission la plus souvent choisie, et donc la plus dure à mener. De se battre contre la misère du monde. D’explorer le sens de la vie. Un prophète est un homme, une femme si vous voulez, disons un homme avec une grande hache et une femme avec une petite fourchette, à qui un jour on confie une mission, le on étant complètement indéfini, une mission lui tombe dessous donc sans trop savoir comment ni pourquoi mais c’est comme ça, c’est trop lourd pour le prophète, c’est trop dur pour lui tout seul mais c’est sa mission et il n’a pas d’autres choix que d’accepter. Est-ce que mon futur patron est un prophète ? Evidemment que oui. Après est-ce que mon patron est Deleuzien vous allez me dire c’est une obsession. Je signale ici Jean-Pierre que depuis tout ce temps où je regardais les mots voler au dessus de ma tête j’ai tout de même appris que Deleuze n’est pas du tout Coffiste, il a horreur de manger, il répond à l’objection en disant que manger seul est d’une immense tristesse, dans le repas c’est la compagnie que l’on aime mais pas l’acte de manger et c’est vrai et il a raison et à N comme nourriture dit dans le M comme maladie il a fait l’apologie de l’abat, la cervelle, la langue et je ne sais plus. Pas le foie. Je ne sais plus. Fermons cette parenthèse. Donc, disais-je, mon patron est un prophète. Et moi en suis-je une ? Je n’en sais rien mais j’aimerais bien. Je n’ai pas vu la lumière, je n’ai pas de tunique blanche. Mais j’ai entendu une voix. Bon d’accord cette voix c’est la mienne et elle n’est pas sépulcrale mais plutôt douce n’empêche je l’ai entendu. Un jour alors qu’une fois de plus je regardais les mots voler en devinant les formes composées comme les nuages dans le ciel qui se transforment en dragon ou en théière, ce jour-là les mains perdues dans la pâte sablée, une voix – ma voix – est sortie de nulle part et m’a parlée : Votre mission si vous l’acceptez – je me suis vouvoyée pour le côté solennel même si on a, moi et ma voix, élevés les moutons ensemble ça fait quand même plus chic – votre mission donc arrête de m’interrompre tout le temps est de répandre l’amour à chacun des repas. Votre arme : marmiton.org. Votre force : le courage. Votre don : la magie des aliments mélangés. Allez zou plus vite que ça on s’y met. Ok. Très bien. D’accord. Je mets en place une petite stratégie. Mangez bon les enfants c’est important. La guerre aux plats tout prêts est entamée. Non mon chéri c’est le civet aux lentilles et sa panoplie de E infâmes sous vide ou moi. Fais ton choix. Dans les salades je coupe en cubes en rondelles en bâtonnets parce que la forme compte pour autant que le goût. Fraîche la salade je feins de m’évanouir quand une sous plastique s’est malencontreusement glissée dans le bac à légumes du frigo. Je veux que le repas soit une fête et pas une corvée. Je veux entendre les hum et voir les petites mains encore se servir. Là les mini-missions sont accomplies. Là je sens mes gaillards agaillardis. Là je protège et tout doucement je prophétise. Que votre pain quotidien soit toujours source de chaleur. De douceur. Que vos pieds sous la table y demeurent le temps du repos de vos guerres. Que vous sachiez manger comme vous apprendrez à jouir.

Parfois Jean-Pierre c’est trop dur. La mission est telle que sa démesure me consterne. Je sens que le chantier est gigantesque. Je me sens toute petite. Alors que vous, vous êtes un prophète, un vrai pas un bébé prophète comme moi. Je veux travailler avec vous pour être votre disciple. Me sentir épaulée. Me redonner courage quand je me remets à regarder les mots voler. Que vous me tiriez de cette contemplation pour m’enjoindre à continuer. A avancer. Allez il y a tellement à dire à faire. Parlez-nous AnneSophie de la protection. De marmiton. De vos petits gloutons. Des plats préparés. Des plats préférés. De l’amour qu’on y met dedans. De la grande cuisine douze étoiles ah le luxe tout ce que je déteste. Parlez-nous des femmes et de madame Pic. Des articles sur la peur de manger complètement débiles. De la peur de la ligne. Du rapport à la nourriture. Tout ce qui nous nourrit nous rend plus fort. Parlez-nous AnneSophie faites-vous prophète et philosophe. Prophétie et philosophie sont les mamelles du festin.

Sous votre aile à l’ombre de vos prophéties Jean-Pierre je serai à l’abri.

samedi 3 mars 2007

Mon patron est-il deleuzien ?

C’est la question que je me pose.

Je n’ai pas forcément perdu mon temps pendant l’arrêt maladie. Ce n’est pas un véritable arrêt c’est une pause d’ailleurs. Je pense qu’on devrait renommer les arrêts maladie par pause maladie. La vraie déprime s’abat justement quand on est persuadé que c’est définitif, quand on ne se souvient plus à quoi correspond l’état de bonne santé. Quand on a oublié. Ah mais je vous vois venir vous allez encore dire que je me disperse mais avouez que j’ai été à bonne école. Parce que oui allons-y parlons de vous un peu. Je ne fais que parler de moi et franchement ce n’est pas le sujet. Mais vous Jean-Pierre. On vous interroge sur le prix du lapin et vous finissez en transe sur le concept d’humanité. On vous dit colombo au menu et vous écrivez la partition de la symphonie dominicale. On vous dit sentez ça et vous geignez sur le devenir du Médoc. Une longue plainte dont vous seul êtes capable. Une élégie sur le vin où l’on voit ressurgir les ceps disparus des terres anatoliennes. Où l’on devine le goût que laissent les amphores au fond de nos verres. Où l’on risque le nez vers l’olive encore fraîche. Où le vin mes amis coule dans nos sangs. On vous laisse l’antenne et vous ne la rendez pas. Des micros kidnappés ça n’existe qu’à la grande maison ronde. Et les ondes séquestrées grelottent de peur. On vous laisse près d’une heure et vous faites un festin qui dure qui dure qui dure. Vous avez une notion du temps qui ferait sourire Kant. Si si il souriait. C’est Deleuze qui l’a dit. A propos vous savez quels sont les comiques préférés de Deleuze ? Votre langue au chat ? Oui votre langue de bœuf si vous voulez mais vous voulez savoir ou quoi ? Texto Beckett et Kafka. Sans blague.

Donc je n’ai pas perdu mon temps j’ai regardé l’abécédaire de Deleuze. Et j’ai pensé à vous souvent. Déjà, au moment du tournage, Deleuze est vieux. Comme vous. Oh vous vexez pas c’est bien d’être vieux je veux dire c’est pas plus con que d’être jeune. Et puis je ne voulais pas tant parler de l’âge que de la passion. Dès les premières images, le philosophe assis, vieux donc, est un peu ratatiné, décrépi, mal rasé, de mauvaise humeur, bourru, ça l’emmerde d’être là, surtout pour un abécédaire vingt six lettres on en a pour un moment, on sent qu’il regrette déjà d’avoir dit oui, qu’il regrette depuis le début si ça se trouve. Mais l’accord passé avec Claire qui mène l’entretien est que s’il y a matière à garder de leur conversation, elle ne sera de toute façon diffusée qu’après sa mort. Je pense que c’est bien la seule chose qui le retient. Ça l’amuse. Cet homme donc, vieux, peu enclin à l’exercice, commence par la lettre A et nous emmène dans le tourbillon de la vie. Non la philosophie n’est pas une affaire de spécialiste, non l’inconscient n’est pas un théâtre où se joue en permanence Hamlet ou Œdipe, non il n’a pas été cet enfant mais il a été un enfant, oui il y a un devenir animal comme il y a un devenir enfant ou un devenir femme, non il n’existe pas de devenir homme, non on n’invente pas des concepts mais on les crée, oui être de gauche c’est forcément être dans la minorité, non écrire n’est pas raconter sa petite chose privée, oui la joie c’est pénétrer une puissance, oui être triste c’est être soumis à un pouvoir, oui l’écriture est propre quand la parole est sale, non Freud, quand on dit ossuaire on dit milliers d’os et pas un os, oui l’affect du compositeur, oui le percept du peintre et de l’impressionniste, oui la joie d’accéder à la couleur, oui la folie d’y avoir accès, oui la folie tant qu’on ne devient pas une loque. Je m’arrête là parce que d’une part j’ai stoppé l’abécédaire à la lettre J comme joie et que je m’apprête à embarquer pour le L comme littérature et puis d’autre part je voudrais revenir à ma question de départ : Mon patron est-il deleuzien ?

Eh bien il me semble que oui. Pas seulement parce qu’il est vieux comme Deleuze, d’autant que la ressemblance s’arrête là vu que Deleuze est mort et pas mon patron, mais il y a cette même passion voire cette même parole à la limite de la subversion. Jean-Pierre, vous ne nous parlez pas nourriture pour nous parler nourriture, vous parlez concept de nourriture, universalité de nourriture, cosmos de nourriture. Faire un marché sans se faire plumer, revendiquer sa chasteté sa pauvreté, invoquer la braise à ciel ouvert, entonner la plainte sempiternelle, dénoncer les snobs les charlatans, ramener de terre la fertilité, déclarer la guerre à la malbouffe, ordonner la foudre pour la gagner, toujours être au bord, à la limite de l’animalité, se fondre cochon vache brebis pomme de terre brocoli ou céleri pour parler pour eux, à la place d’eux, parler pour la terre et ses richesses en tant que concept platonicien de terre détachée de toute main mise de main d’homme et puis, dans le repas qu’on vous prépare, comme le peintre figer saveur figer l’instant qui ne dure pas, ne pas frémir devant le gras et les épices et les fonds de sauce pour un instant toucher du doigt cette puissance, cet objet du désir que l’on déploie en agencement pour une fourchetée joyeuse, un mets réussi, un dîner d’amoureux, un banquet dans les étoiles, un festin fou, une orgie aliénée, comme dans la grande bouffe de Ferreri, comme dans le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant de Greenaway. Comme dans la bouche de Deleuze. Comme sous les doigts de mon patron.

Le seul truc que je me demande c’est qu’est-ce que vous faites le dimanche chez Drucker ?

Expé du déjeuner comme dirait Chloé

Eplucher cinq carottes une pomme de terre et couper cinq branches de céleri débarrassé de ses feuilles
Cuire tous les légumes vingt minutes dans l’eau salée dans laquelle vous ajouterez une cuillerée de cumin en poudre
Passer à la passoire mais garder le bouillon pour cuire des pâtes demain soir
Laisser juste un fond humide avec les légumes cuits
Puis ajouter un peu de crème liquide
Enfin mixer pour en faire une purée.

C’est délicieux.

Comme dit mon mec, c’est expé comme dirait Chloé.

Recette #1

En attendant l’embauche promise, j’ai eu l’idée cette nuit de scander mon – j’allais dire appel du pied mais non mais non disons franchement ma sommation à l’embauche – par des recettes de ma fabrication. Au mieux ça créera du trafic sur mon site au pire j’éplucherai les insultes des ignares mangeurs qui n’aiment pas l’expérimentation.

Pour cette première recette donc, nous étions deux. Un novice que je nommerai Pierre et une experte que je nommerai moi. Comme dans tout sujet qui vaut le coup qu'on s'y penche encore faut-il un problème et un énoncé.

Le problème : dis donc à midi on pourrait pas faire un truc à base de bananes ?

L’énoncé : à partir de bananes comment peut-on élaborer un plat qui se tient.

La solution : prenez trois belles escalopes de poulet que vous découperez en lamelles pas trop fines avec une paire de ciseau préalablement nettoyée. Mettre de l’eau à bouillir pour y plonger plus tard les spaghettis frais achetés au supermarché. Pierre as-tu salé l’eau ? Peux-tu mettre un couvercle sur la casserole ça permet de dépenser moins d’énergie merci mon petit. Faire fondre du beurre dans une poêle oui comme ça c’est assez et, une fois que la poêle est bien chaude en ayant pris soin que le beurre ne brûle pas, jetez-y les lamelles de poulet. Faites saisir en remuant de temps en temps. Quel temps ? Environ toutes les quarante secondes. Une fois que la viande est saisie, ajoutez les rondelles de bananes et les morceaux d’ananas. Dis donc ça m’étonne que tu aies acheté des ananas en boîte c’est pas ton genre pourtant. Oui mon novice mais un ananas à trois euros quatre vingt quinze franchement c’est du foutage de gueule. Patron je sais que vous me pardonnerez. Enfin, ajoutez le lait de coco, une pincée de noix de muscade moulue ainsi que de la coriandre moule elle aussi. Finissez par sel poivre et quelques gouttes de Tabasco pour relever le goût. Quand la cuisson vous semble sur le point d’aboutir n’oubliez pas les pâtes à mettre dans l’eau qui bouillonne. C’est prêt. Servez d’abord les spaghettis puis la viande et sa sauce. Dégustez. C’est pas mal. Sept sur dix.

Conclusion : tu crois que si on ouvrait un restaurant les gens pourraient nous dire mouais il manque ça et ci et ça ?

Je sais pas en tout cas le novice s’est resservi trois fois.

Mon premier arrêt maladie

Et mon dernier. Désolée patron de mon silence. Voici ma feuille marron celle que m’a donnée le médecin je ne pouvais pas faire autrement que de rester au lit le corps pris d’assaut par des virus par des microbes une bombardée quand ils s’associaient les uns aux autres en dansant joyeusement dans mon corps affaibli. Saletés. Traites. Mauvaises bêtes. J’ai lutté de tout mon vocabulaire. Et pourtant. J’ai succombé. Et j’ai tellement honte Jean-Pierre. Tellement. Je vous assure je suis une fille solide. Taillée dans le roc. Des cuisses à faire pâlir n’importe quelle pouliche de compétition. Des épaules bâties pour porter des sacs de farine d’au moins dix kilos. Piscine tous les mardis. Travail des muscles du dos. Fessiers. Pas abdominaux c’est le seul inconvénient de la natation il faudrait pour cela courir mais j’aime pas. Je m’ennuie quand je cours. Tandis que dans l’eau je me sens poisson j’évolue sirène je travaille à pétrir les éléments du corps sous le rouleau à tapisser de l’eau. Un corps pas vraiment d’athlète mais solide. Une bûche. Une fille de la campagne. Une Suzon en blouse bleue qui essuie la sueur de son front d’un revers de la main. Une Juliette aux mains agiles à broder sans lunettes les draps trop rêches depuis les lessives mécaniques. Une Manon qu’on devine les jambes galbées sous les collants de laine. Une Paulette aux yeux sévères quand il faut éplucher les carottes. Une Yvonne des villes pour aller vendre les œufs. Une Raymonde des champs pour taquiner le pis. Une méla méla Mélanie mets-la mets-la mets-la dans ton lit. C’est la chanson de mon grand-père celle qui énervait ma grand-mère et qui faisait glousser ma soeur et moi. Une brave je vous dis. Pas une qui tombe malade au premier coup de vent. Pas une qu’à la goutte au nez tout le temps. Pas une qui mange médicament. Une fille de la nature. Venez au creux de mon cou et vous sentirez la paille. Les céréales pour les lapins. La terre des céleris-raves. Fouillez mes cheveux et vous trouverez les bouts des haricots. Des plumes de mon coq. La coquille de mon œuf. Tâtez mais tâtez donc je suis élevée au grain je vous dis je ne vous ai pas menti sur la marchandise regardez ma boucle à l’oreille voyez l’origine cinquante pour cent Poitou le reste de Bretagne on peut guère faire mieux que ma ruralité mon origine contrôlée. Donc oui j’ai été faible face à la maladie. Mais là n’est pas le pire. Je n’ose pas vous dire. J’ai honte.

J’ai fini aux antibiotiques.