samedi 3 mars 2007

Mon patron est-il deleuzien ?

C’est la question que je me pose.

Je n’ai pas forcément perdu mon temps pendant l’arrêt maladie. Ce n’est pas un véritable arrêt c’est une pause d’ailleurs. Je pense qu’on devrait renommer les arrêts maladie par pause maladie. La vraie déprime s’abat justement quand on est persuadé que c’est définitif, quand on ne se souvient plus à quoi correspond l’état de bonne santé. Quand on a oublié. Ah mais je vous vois venir vous allez encore dire que je me disperse mais avouez que j’ai été à bonne école. Parce que oui allons-y parlons de vous un peu. Je ne fais que parler de moi et franchement ce n’est pas le sujet. Mais vous Jean-Pierre. On vous interroge sur le prix du lapin et vous finissez en transe sur le concept d’humanité. On vous dit colombo au menu et vous écrivez la partition de la symphonie dominicale. On vous dit sentez ça et vous geignez sur le devenir du Médoc. Une longue plainte dont vous seul êtes capable. Une élégie sur le vin où l’on voit ressurgir les ceps disparus des terres anatoliennes. Où l’on devine le goût que laissent les amphores au fond de nos verres. Où l’on risque le nez vers l’olive encore fraîche. Où le vin mes amis coule dans nos sangs. On vous laisse l’antenne et vous ne la rendez pas. Des micros kidnappés ça n’existe qu’à la grande maison ronde. Et les ondes séquestrées grelottent de peur. On vous laisse près d’une heure et vous faites un festin qui dure qui dure qui dure. Vous avez une notion du temps qui ferait sourire Kant. Si si il souriait. C’est Deleuze qui l’a dit. A propos vous savez quels sont les comiques préférés de Deleuze ? Votre langue au chat ? Oui votre langue de bœuf si vous voulez mais vous voulez savoir ou quoi ? Texto Beckett et Kafka. Sans blague.

Donc je n’ai pas perdu mon temps j’ai regardé l’abécédaire de Deleuze. Et j’ai pensé à vous souvent. Déjà, au moment du tournage, Deleuze est vieux. Comme vous. Oh vous vexez pas c’est bien d’être vieux je veux dire c’est pas plus con que d’être jeune. Et puis je ne voulais pas tant parler de l’âge que de la passion. Dès les premières images, le philosophe assis, vieux donc, est un peu ratatiné, décrépi, mal rasé, de mauvaise humeur, bourru, ça l’emmerde d’être là, surtout pour un abécédaire vingt six lettres on en a pour un moment, on sent qu’il regrette déjà d’avoir dit oui, qu’il regrette depuis le début si ça se trouve. Mais l’accord passé avec Claire qui mène l’entretien est que s’il y a matière à garder de leur conversation, elle ne sera de toute façon diffusée qu’après sa mort. Je pense que c’est bien la seule chose qui le retient. Ça l’amuse. Cet homme donc, vieux, peu enclin à l’exercice, commence par la lettre A et nous emmène dans le tourbillon de la vie. Non la philosophie n’est pas une affaire de spécialiste, non l’inconscient n’est pas un théâtre où se joue en permanence Hamlet ou Œdipe, non il n’a pas été cet enfant mais il a été un enfant, oui il y a un devenir animal comme il y a un devenir enfant ou un devenir femme, non il n’existe pas de devenir homme, non on n’invente pas des concepts mais on les crée, oui être de gauche c’est forcément être dans la minorité, non écrire n’est pas raconter sa petite chose privée, oui la joie c’est pénétrer une puissance, oui être triste c’est être soumis à un pouvoir, oui l’écriture est propre quand la parole est sale, non Freud, quand on dit ossuaire on dit milliers d’os et pas un os, oui l’affect du compositeur, oui le percept du peintre et de l’impressionniste, oui la joie d’accéder à la couleur, oui la folie d’y avoir accès, oui la folie tant qu’on ne devient pas une loque. Je m’arrête là parce que d’une part j’ai stoppé l’abécédaire à la lettre J comme joie et que je m’apprête à embarquer pour le L comme littérature et puis d’autre part je voudrais revenir à ma question de départ : Mon patron est-il deleuzien ?

Eh bien il me semble que oui. Pas seulement parce qu’il est vieux comme Deleuze, d’autant que la ressemblance s’arrête là vu que Deleuze est mort et pas mon patron, mais il y a cette même passion voire cette même parole à la limite de la subversion. Jean-Pierre, vous ne nous parlez pas nourriture pour nous parler nourriture, vous parlez concept de nourriture, universalité de nourriture, cosmos de nourriture. Faire un marché sans se faire plumer, revendiquer sa chasteté sa pauvreté, invoquer la braise à ciel ouvert, entonner la plainte sempiternelle, dénoncer les snobs les charlatans, ramener de terre la fertilité, déclarer la guerre à la malbouffe, ordonner la foudre pour la gagner, toujours être au bord, à la limite de l’animalité, se fondre cochon vache brebis pomme de terre brocoli ou céleri pour parler pour eux, à la place d’eux, parler pour la terre et ses richesses en tant que concept platonicien de terre détachée de toute main mise de main d’homme et puis, dans le repas qu’on vous prépare, comme le peintre figer saveur figer l’instant qui ne dure pas, ne pas frémir devant le gras et les épices et les fonds de sauce pour un instant toucher du doigt cette puissance, cet objet du désir que l’on déploie en agencement pour une fourchetée joyeuse, un mets réussi, un dîner d’amoureux, un banquet dans les étoiles, un festin fou, une orgie aliénée, comme dans la grande bouffe de Ferreri, comme dans le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant de Greenaway. Comme dans la bouche de Deleuze. Comme sous les doigts de mon patron.

Le seul truc que je me demande c’est qu’est-ce que vous faites le dimanche chez Drucker ?

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